I

 

Babil et fumée

 

Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. Il cache notre réalité. Il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. La réalité c’est l’âme. À parler absolument, notre visage est un masque. Le vrai homme, c’est ce qui est sous l’homme. Si l’on apercevait cet homme-là, tapi ou abrité derrière cette illusion qu’on nomme la chair, on aurait plus d’une surprise. L’erreur commune, c’est de prendre l’être extérieur pour l’être réel. Telle fille, par exemple, si on la voyait ce qu’elle est, apparaîtrait oiseau.

Un oiseau qui a la forme d’une fille, quoi de plus exquis ! Figurez-vous que vous l’avez chez vous. Ce sera Déruchette. Le délicieux être ! On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Par instants, elle chante. Par le babil, c’est au-dessous de l’homme ; par le chant, c’est au-dessus. Il y a le mystère dans ce chant ; une vierge est une enveloppe d’ange. Quand la femme se fait, l’ange s’en va ; mais plus tard, il revient, apportant une petite âme à la mère. En attendant la vie, celle qui sera mère un jour est très longtemps un enfant, la petite fille persiste dans la jeune fille, et c’est une fauvette. On pense en la voyant : qu’elle est aimable de ne pas s’envoler ! Le doux être familier prend ses aises dans la maison, de branche en branche, c’est-à-dire de chambre en chambre, entre, sort, s’approche, s’éloigne, lisse ses plumes ou peigne ses cheveux, fait toutes sortes de petits bruits délicats, murmure on ne sait quoi d’ineffable à vos oreilles. Il questionne, on lui répond ; on l’interroge, il gazouille. On jase avec lui. Jaser, cela délasse de parler. Cet être a du ciel en lui. C’est une pensée bleue mêlée à votre pensée noire. Vous lui savez gré d’être si léger, si fuyant, si échappant, si peu saisissable, et d’avoir la bonté de ne pas être invisible, lui qui pourrait, ce semble, être impalpable. Ici-bas, le joli, c’est le nécessaire. Il y a sur la terre peu de fonctions plus importantes que celle-ci : être charmant. La forêt serait au désespoir sans le colibri. Dégager de la joie, rayonner du bonheur, avoir parmi les choses sombres une exsudation de lumière, être la dorure du destin, être l’harmonie, être la grâce, être la gentillesse, c’est vous rendre service. La beauté me fait du bien en étant belle. Telle créature a cette féerie d’être pour tout ce qui l’entoure un enchantement ; quelquefois elle n’en sait rien elle-même, ce n’en est que plus souverain ; sa présence éclaire, son approche réchauffe ; elle passe, on est content, elle s’arrête, on est heureux ; la regarder, c’est vivre ; elle est de l’aurore ayant la figure humaine ; elle ne fait pas autre chose que d’être là, cela suffit, elle édénise la maison, il lui sort par tous les pores un paradis ; cette extase, elle la distribue à tous sans se donner d’autre peine que de respirer à côté d’eux. Avoir un sourire qui, on ne sait comment, diminue le poids de la chaîne énorme traînée en commun par tous les vivants, que voulez-vous que je vous dise, c’est divin. Ce sourire, Déruchette l’avait. Disons plus, Déruchette était ce sourire. Il y a quelque chose qui nous ressemble plus que notre visage, c’est notre physionomie ; et il y a quelque chose qui nous ressemble plus que notre physionomie, c’est notre sourire. Déruchette souriant, c’était Déruchette.

C’est un sang particulièrement attrayant que celui de Jersey et de Guernesey. Les femmes, les filles surtout, sont d’une beauté fleurie et candide. C’est la blancheur saxonne et la fraîcheur normande combinées. Des joues roses et des regards bleus. Il manque à ces regards l’étoile. L’éducation anglaise les amortit. Ces yeux limpides seront irrésistibles le jour où la profondeur parisienne y apparaîtra. Paris, heureusement, n’a pas encore fait son entrée dans les anglaises. Déruchette n’était pas une parisienne, mais n’était pas non plus une guernesiaise. Elle était née à Saint-Pierre-Port, mais mess Lethierry l’avait élevée. Il l’avait élevée pour être mignonne ; elle l’était.

Déruchette avait le regard indolent, et agressif sans le savoir. Elle ne connaissait peut-être pas le sens du mot amour, et elle rendait volontiers les gens amoureux d’elle. Mais sans mauvaise intention. Elle ne songeait à aucun mariage. Le vieux gentilhomme émigré qui avait pris racine à Saint-Sampson disait : Cette petite fait de la flirtation à poudre.

Déruchette avait les plus jolies petites mains du monde et des pieds assortis aux mains, quatre pattes de mouche, disait mess Lethierry. Elle avait dans toute sa personne la bonté et la douceur, pour famille et pour richesse mess Lethierry, son oncle, pour travail de se laisser vivre, pour talent quelques chansons, pour science la beauté, pour esprit l’innocence, pour cœur l’ignorance ; elle avait la gracieuse paresse créole, mêlée d’étourderie et de vivacité, la gaieté taquine de l’enfance avec une pente à la mélancolie, des toilettes un peu insulaires, élégantes, mais incorrectes, des chapeaux de fleurs toute l’année, le front naïf, le cou souple et tentant, les cheveux châtains, la peau blanche avec quelques taches de rousseur l’été, la bouche grande et saine, et sur cette bouche l’adorable et dangereuse clarté du sourire. C’était là Déruchette.

Quelquefois, le soir, après le soleil couché, au moment où la nuit se mêle à la mer, à l’heure où le crépuscule donne une sorte d’épouvante aux vagues, on voyait entrer dans le goulet de Saint-Sampson, sur le soulèvement sinistre des flots, on ne sait quelle masse informe, une silhouette monstrueuse qui sifflait et crachait, une chose horrible qui râlait comme une bête et qui fumait comme un volcan, une espèce d’hydre bavant dans l’écume et traînant un brouillard, et se ruant vers la ville avec un effrayant battement de nageoires et une gueule d’où sortait de la flamme. C’était Durande.

Les travailleurs de la mer
calibre_title_page.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_0.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_1.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_2.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_3.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_4.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_5.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_6.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_7.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_8.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_9.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_10.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_11.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_12.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_13.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_14.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_15.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_16.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_17.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_18.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_19.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_20.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_21.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_22.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_23.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_24.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_25.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_26.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_27.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_28.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_29.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_30.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_31.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_32.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_33.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_34.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_35.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_36.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_37.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_38.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_39.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_40.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_41.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_42.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_43.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_44.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_45.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_46.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_47.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_48.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_49.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_50.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_51.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_52.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_53.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_54.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_55.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_56.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_57.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_58.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_59.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_60.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_61.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_62.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_63.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_64.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_65.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_66.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_67.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_68.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_69.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_70.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_71.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_72.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_73.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_74.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_75.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_76.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_77.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_78.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_79.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_80.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_81.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_82.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_83.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_84.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_85.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_86.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_87.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_88.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_89.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_90.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_91.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_92.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_93.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_94.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_95.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_96.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_97.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_98.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_99.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_100.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_101.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_102.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_103.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_104.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_105.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_106.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_107.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_108.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_109.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_110.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_111.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_112.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_113.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_114.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_115.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_116.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_117.html
Hugo - Les travailleurs de la mer_split_118.html